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La dernière frontière impériale chinoise : l’expansion dans les marches tibétaines du Sichuan à la fin des Qing / Xiuyu Wang 27/01/2012

Posted by Rincevent in Le Tibet, Mes lectures.
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Voilà une lecture très intéressante. China’s last imperial frontier : late Qing expansion in Sichuan’s Tibetan borderlands de Xiuyu Wang est paru cette année chez Lexington Books, et nous présente les relations du XIXe et du tout début du XXe siècle entre les marches sino-tibétaines, la province du Sichuan et la cour impériale à Pékin en se focalisant sur les perceptions qu’avaient les uns des autres et sur les politiques mises en œuvre alliant intégration à l’empire / régularisation administrative (gaitu guiliu 改土归流) et modernisation / réforme de la société locale (xinzheng 新政). Lire le billet sur La frontière du Sichuan et le Tibet : la stratégie impériale des premiers Qing de Yingcong Dai pour ce qui concerne la période allant du XVIIe au XVIIIe siècle.
ISBN 9780739168097

China's last imperial frontier : late Qing expansion in Sichuan's Tibetan borderlands / Xiuyu Wang

China's last imperial frontier : late Qing expansion in Sichuan's Tibetan borderlands / Xiuyu Wang

L’auteur commence d’abord par rappeler que si le Tibet est, aux yeux des Chinois des XVIIIe et XIXe siècles, une terre barbare qui effraie par sa différence, ce n’est pas systématique ni absolu. En effet, dans la majorité des récits qu’on laissé les Chinois de leurs voyages au Tibet, l’admiration et l’engouement apparaissent toujours à un moment ou un autre, et le barbare devient exotique. Depuis le XVIIIe siècle, l’empire chinois dirigé par la dynastie Qing d’origine mandchoue s’assure un contrôle lâche mais réel du Tibet central, à la fois pour des raisons politiques (influence du clergé tibétain sur les turbulents Mongols) que religieuses (les Mandchous pratiquant le bouddhisme tibétain). Les dirigeants de Lhassa tirent globalement parti du flou de la relation entre les deux souverains : en ne remettant pas en cause la domination Qing, ils s’assurent une protection militaire en cas de besoin et bénéficient du prestige d’être les tuteurs des empereurs de Pékin. Au Tibet oriental toutefois, la situation est différente puisque la région est morcelée en une myriade de principautés peu enclines à reconnaitre quelque domination que ce soit. Officiellement, la plupart de ces principautés est soumise à Pékin. Mais dans la réalité, la situation est beaucoup plus complexe tant l’autorité de l’empire est peu perceptible : contrairement au Xinjiang ou à la Mongolie voisine qui abritent plusieurs régiments, le Tibet et plusieurs provinces occidentales de la Chine dépendent de la seule garnison du Sichuan. Ses effectifs ne lui permettent généralement que de mener des attaques fortes et rapides avant de se replier, faute de pouvoir tenir sur la durée. En dépit de leur supériorité technique et de leurs effectifs plus importants, les troupes chinoises ne sont donc pas souvent certaines de pouvoir vaincre et doivent parfois se retirer parce que tel ou tel chef s’est réfugié en montagne ou refuse de lui fournir la corvée de transport. Du reste, la qualité de ces troupes, déjà peu élevée, se dégradera au fil du temps malgré les renforts presque constants. Les troupes chinoises sont donc de deux natures : les troupes de l’armée de l’étendard vert, majoritairement composées de Chinois Han et servant souvent de gendarmerie ; les clans mongols installés au Tibet central et intégrés à l’armée des huit bannières constituée de Mongols et de Mandchous ; quelques détachements gardant des dépôts de ravitaillement. À ceci s’ajoutent les troupes tibétaines menée par des fonctionnaires civils nommés et qui, avec le temps, finissent par ne même plus participer aux entrainements. Mal payées, mal ravitaillées, mal équipées, éparpillées en de nombreux points isolés les uns des autres par le relief et la population tibétaine, les troupes chinoises sont donc globalement démoralisées. Pourtant, leur présence justifiée par l’importance politique et stratégique du Tibet stimule l’économie sichuanaise : pour répondre à cette importance, la province gagne un statut privilégié et voit affluer les fonctionnaires de haut rang, dont la présence développe particulièrement le commerce. Pékin ne se décidant pas sur la politique à appliquer au Tibet, c’est au Sichuan qu’il revient de gérer le sujet, ce qui lui donne un avantage lors des crises pour mettre en avant ses propositions allant toujours en faveur d’un renforcement du pouvoir impérial, donc l’expansion à l’ouest.

Le roi de Derge entouré de ses épouses et de servantes © National geographic

Le roi de Derge entouré de ses épouses et de servantes © National geographic

La région est, avant même l’arrivée au pouvoir des Qing, un puzzle de principautés (plus d’une centaine recensée au XVIIIe siècle). En effet le Kham est morcelé en petits centres de pouvoir. L’expression n’est d’ailleurs pas vraiment adéquate puisque les chefs installés dans les vallées pouvaient ne pas être en mesure d’étendre leur autorité aux villages de montagne, ni même à d’autres principautés enclavées à l’intérieur de leurs terres. Comme l’explique l’auteur, les Khampas s’assuraient ainsi des lieux de refuge pour éviter les fréquentes périodes de guerre. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et même si les Qing ont pu y avoir recours, ce n’est pas parce que la Chine a divisé pour régné. Au contraire, Pékin a globalement cherché à renforcer certaines principautés pour mieux les contrôler. De leur coté, les chefs khampas ont largement utilisé les attentes chinoises de stabilité et de coopération pour obtenir une reconnaissance impériale de leur statut, sans que Pékin ne cherche à rester à jour des évolutions locales par la suite. L’auteur prend en exemple les quatre plus grosses principautés de la région, à savoir celles du Chagla (autour de la ville de Dartsedo / Tatsienlu), de Lithang, de Bathang, et de Derge pour illustrer la diversité des situations. Certaines d’entre elles sont en effet presque intégrées à l’empire (cas du Chagla) quand d’autres sont foncièrement incontrôlables du fait de leur morcellement politique. Une principauté en particulier sèmera la discorde entre l’empire de Chine et le Tibet central : le Nyarong. Cette région aura à plusieurs reprises des chefs avides d’expansion que Pékin devra soumettre par la force. Dans les années 1860, le gouvernement de Lhassa doit même envoyer une armée pour punir le prince car la Chine est occupée par la révolte des Taiping et ne peut y accorder suffisamment de troupes. En remerciement, et pour que Lhassa puisse se rembourser de sa coûteuse participation, Pékin lui accorde l’administration de la principauté. À la fin du siècle, un conflit oppose le gouverneur du Sichuan au représentant de Lhassa au sujet de villages du Nyarong que ce dernier tenta de reprendre au roi du Chagla. Le Nyarong fut occupé sans coup férir par les troupes chinoises, les représentants du Dalaï-lama se retirant. Mais Lu Chuanlin, le gouverneur, considère que la Chine devrait régler la situation en prenant le contrôle direct du Nyarong sans tenir compte des réactions du jeune XIIIe Dalaï-lama. La cour hésite mais ne l’y autorise finalement pas pour ne pas irriter Lhassa à un moment où le contexte international est très défavorable. L’empereur ne veut surtout pas donner au Dalaï-lama de prétextes pour chercher assistance auprès de la Russie ou de l’Inde britannique qui se livrent alors une compétition acharnée pour la domination de l’Asie. Une autre raison pour laquelle la position de Lu a été repoussée a été l’impossibilité et le manque de motivation du nouvel amban de se rendre à Lhassa pour défendre une politique qu’il ne pourrait de toute façon pas imposer, notamment du fait de son escorte réduite. Mais le Dalaï-lama répond de manière forte en écrivant une lettre convoyée par messager spécial à l’empereur lui-même, et dans laquelle il accuse le roi du Chagla d’avoir désinformé Lu Chuanlin pour pouvoir faire main basse sur les villages en question. De plus, il met en avant le fait que les demandes de la cour ont été satisfaites alors que son envoyé chargé d’éclaircir la situation n’a pas eu le droit de se rendre au Nyarong. À cette réaction inattendue conjuguée à la tension internationale s’ajoute l’action de Lu Chuanlin à Derge. Profitant de sa prise de contrôle du Nyarong, le gouverneur du Sichuan avait en effet « invité » la famille du roi de Derge à Dartsedo en raison de troubles dynastiques opposant deux héritiers nés de deux femmes différentes. Lu avait neutralisé le pouvoir local dans l’espoir de pouvoir annexer aussi le royaume de Derge, persuadé que sa stratégie serait approuvée par Pékin. Hors il s’avère que son action unilatérale a braqué inutilement les autres chefs khampas. Lu est donc désavoué par le commandant des troupes chinoises ainsi que par le nouvel amban se rendant à Lhassa, et sa stratégie est momentanément abandonnée de peur qu’elle ne pousse le XIIIe Dalaï-lama dans les bras des étrangers, ce qui ne sera d’actualité que dix ans plus tard.

Un lama de Bathang et ses serviteurs © National geographic

Un lama de Bathang et ses serviteurs © National geographic

Pendant quelques années, l’administration chinoise revient donc à la situation antérieure, jusqu’à ce qu’un nouveau bouleversement survienne. Irritée par la mauvaise volonté des ambans désignés qui rechignent à se rendre à Lhassa, Pékin nomme successivement plusieurs officiels favorables une politique d’expansion dans les marches sino-tibétaines. L’un d’entre eux, le nouveau vice-amban Fengquan (ou Feng Quan, mais l’auteur ne l’écrit pas comme ça), eut pour mission d’implanter des colonies militaires agricoles dans la région pour accélérer son intégration à l’empire. Parmi ses décisions, il en est une qui mit particulièrement en colère les Khampas : l’interdiction aux monastères d’avoir plus de 300 moines, en particulier s’ils avaient moins de douze ans, et l’obligation de rendre ceux en trop à la vie civile. Feng Quan recourant à des troupes entrainées et habillées à l’européenne et tolérant la présence de missionnaires catholiques (ce dernier point est tout juste évoqué, lire ici, et pour plus de détails), les habitants en conclurent qu’eux et les institutions bouddhistes qui structuraient leur société étaient menacés par des étrangers. La situation dégénéra en mars 1905, quand des Khampas attaquèrent et incendièrent une colonie agricole chinoise (où se trouvait une église) en coinçant Feng Quan dans un bâtiment. Encerclé, celui-ci partit le lendemain non sans promettre de revenir pour exterminer les habitants. Mais il fut tué non loin. Le flou des circonstances et les informations contradictoires provoquèrent une onde de choc sans précédent. Pour les cercles officiels chinois, on avait affaire à une révolte contre l’autorité impériale, qu’il fallait réduire au plus vite. Pour les Khampas, on l’a vu, il s’agissait uniquement d’un acte de défense anticipant une menace réelle et arbitraire. Pour l’amban de Lhassa accoutumé au clergé facilement irritable et enclin à la violence quand il s’agit de défendre ses intérêts, Feng Quan avait menacé des habitants non hostiles et par ailleurs excédés par sa politique religieuse et en a payé le prix. Ceux-ci communiquent d’ailleurs leur position dans une pétition où ils affirment leur souhait de vivre en paix et en répondant dans la mesure du possible aux demandes de l’administration Feng Quan, à condition que les monastères soient épargnés. De leur point de vue, ils se sont défendus en position de légitime défense et résisteront à toute expédition punitive qu’on leur enverrait. La cour, qui se serait très bien passé de cette affaire, est contrainte de réagir sous peine de perdre le contrôle du Tibet central. Hélas, elle ne peut le faire directement et dépend totalement des autorités du Sichuan qui sont certes son bras armé, mais aussi très intéressées par la situation et des bénéfices personnels qui peuvent en découler. Les autorités provinciales vont d’ailleurs sciemment utiliser le fait que la répression leur échoit pour pousser l’empire à réduire sa pression fiscale (qui ne touche d’ailleurs pas les membres de l’élite) et éviter ainsi un important déficit aggravé par une succession de catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit les personnalités réformistes se sont déjà attaquées à l’armée qui est refondue : les troupes sont regroupées, réduites (de près de 80% pour certaines unités), réorganisées et formées à l’européenne. Les bataillons nouvellement formés sont postés sur les grandes étapes entre le Kham et le Tibet central, et Zhao Erfeng agrandit et modernise considérablement l’arsenal de Chengdu. Mais ces réformes ne doivent pas masquer le fait que les troupes chinoises sont totalement dépendantes de la main d’œuvre khampa pour assurer son transport. Il leur faut même renoncer à leurs velléités de recourir à la corvée pour embaucher les habitants sous peine d’être cloués du coté chinois.

Répressions et expansion dans le Kham

La campagne elle-même fut très dure et une union plus importante des Khampas révoltés aurait réellement posé problème à l’empire selon l’auteur. Le monastère de Bathang est assiégé et pris, mais d’autres révoltes éclatent ailleurs, obligeant les Chinois à y intervenir avant de se concentrer sur Bathang. Une fois l’élite monastique et laïque de la ville décimée, la troupe chinoise commandée par Zhao Erfeng se rend compte que le voisinage, loin de courber l’échine, a plutôt tendance à montrer les dents. Ainsi, le prince voisin de Lithang qui avait tenté de ralentir la progression chinoise en ne fournissant pas de corvée de transport est en fait lui-même un fils illégitime de celui de Bathang, et s’enfuit en s’alliant avec son ennemi juré, le puissant monastère de Sampheling. Ce dernier est une véritable forteresse de 3 000 moines protégée par un réseau de puissants murs et de multiples tours fortifiées, une rivière et une source intérieure, et des stocks de vivres considérables. Sa situation lui a permis au cours des dernières décennies de repousser des expéditions punitives chinoises sans broncher, et de se payer le luxe d’écorcher vif un officier chinois après l’une d’entre elle pour faire de sa peau un épouvantail sans craindre de représailles. Zhao Erfeng assure à la cour qu’il est en mesure de venir à bout de sa résistance et qu’il n’est pas question de plier devant ses moines sous peine de perdre toute crédibilité. L’attaque vient donc de deux directions, puis commence un long siège de sept mois. Celui-ci est aggravé par la prise en tenaille exercée par le prince de Lithang arrivé par derrière. Les Chinois, coupés de tout et subissant de nombreuses attaques du monastère subissent vraisemblablement de très lourdes pertes mais finissent par terrasser leur adversaire grâce à la chance et à la ruse. Tout d’abord ils découvrent et coupent l’alimentation en eau du monastère pour affaiblir ses défenseurs, puis ils organisent une fausse attaque de Khampas contre leur camp. Croyant voir arriver des renforts, les moines se ruent hors des murs pour boire à la rivière, ce qui permet aux Chinois de prendre le monastère dont il ne reste que bien peu de survivants. Un autre champ de bataille s’ouvre plus à l’ouest à Tsakalo avant même la fin du siège. C’est encore un monastère, celui de Lawok, qui oblige les Chinois (ou leur permet) à intervenir. Ici, la région est riche grâce à ses salines dont les énormes revenus intéressent au plus haut point l’administration chinoise. C’est parce que les moines avaient incendié la mission catholique locale à la suite de la révolte de Bathang (dont Tsakalo dépendait) que Zhao décida de prendre le contrôle de la région. Il dépêcha des troupes afin de mettre fin à l’intense contrebande et percevoir des revenus qui lui assureraient un équilibre financier. Sans surprise, la tension monta très vite alors que les combats faisaient rage à l’est. En 1907, un contrôle nocturne dégénéra et sonna le début des hostilités. Là-encore, les troupes chinoises se retrouvèrent isolées face à un monastère fortifié, et mirent du temps à le prendre. Et quand il tomba, les Chinois se rendirent compte que ses occupants avaient pu planifier une évacuation presque complète.

Zhao Erxun - Wikicommons Les missionnaires catholiques français : le père Mussot, monseigneur Biet, les pères Desgodins et Soulié © Clio.fr

Zhao Erxun (1844-1927) - Wikicommons
Les missionnaires catholiques français : le père Mussot, monseigneur Biet, les pères Desgodins et Soulié © Clio.fr

Bien que les Chinois reconnurent la grande qualité militaire des Khampas qu’ils avaient dû affronter, cette intervention marqua un changement dans leur perception du clergé bouddhiste. Alors que les premiers Qing se présentaient et agissaient en protecteurs du bouddhisme, les officiels chinois du XXe siècle manifestaient une hostilité de plus en plus ouverte envers ce clergé qui contrariait leur entreprise de développement de la région et d’intégration à l’empire. Idem pour les princes locaux qu’on commença aussi à considérer comme un obstacle à éliminer. Pourtant, le nord de la région connut une évolution légèrement différente. Après la tentative de Lu Chuanlin de renverser la famille royale par ailleurs déchirée entre deux candidats au trône, les troubles ne cessèrent pas et empirèrent. Avant et pendant le gouvernorat de Xi Liang au Sichuan, le fils ainé (légitime pour Pékin) avait déjà dû fuir deux fois à Lhassa parce que son frère cadet s’était enfui et allié à des tribus nomades du Nyarong pour le renverser. En 1908, Zhao Erfeng est à peine revenu à Chengdu qu’il demande à la cour l’autorisation d’attaquer le Nyarong. Il trouve de puissants soutiens en la personne de son frère Zhao Erxun tout juste nommé gouverneur-général du Sichuan, et de Lu Chuanlin lui-même qui siège au Grand Conseil, le principal organe de gouvernement de la cour. Toutefois la cour n’est pas pressée de devoir intervenir dans cette région et presse Zhao Erfeng de se rendre à Lhassa pour y prendre son poste d’amban. Zhao, peu motivé par la diplomatie, traine les pieds et repousse son départ jusqu’à ce qu’un courrier furieux et menaçant provoque son départ précipité. La conjonction des troubles dans le Kham et de l’opposition ouverte du XIIIe Dalaï-lama à sa venue a donc poussé Zhao a mobiliser des troupes pour son déplacement (il ne mettra jamais les pieds au Tibet central et restera dans le Kham jusqu’à ce qu’un remplaçant soit nommé, notamment à cause de l’opposition virulente de Lhassa à sa venue). Il passa donc par Derge, qu’il envahit dans le but de capturer le fils rebelle, non sans avertir les autorités du Nyarong de ne pas intervenir. L’hiver rallonge une campagne déjà rendue difficile par la maitrise du terrain des Khampas, et ce n’est qu’au printemps 1909 que Zhao réussit à se débarrasser de ses adversaires. Ils sont pourtant nombreux à s’être réfugié dans la province voisine du Qinghaï d’où ils peuvent continuer à harceler ses troupes. Zhao les poursuit dans demander la permission de la cour et les élimine. Zhao est désormais déterminé à intégrer Derge au Sichuan mais doit assurer sa position : face aux critiques des officiels chinois, il clame qu’il n’est intervenu que parce que les habitants lui ont demandé plusieurs fois de les débarrasser de leur roi. Pour éviter tout retour de flamme de sa hiérarchie, Zhao peut compter sur le soutien officieux de Lu Chuanlin, qui lui communique ses propres rapports pour qu’il sache comment présenter son action, ainsi que sur celui de son frère qui propose à sa place l’intégration de Derge à l’empire. La proposition finit par être approuvée par un ministre. Ces hommes sont allés à l’encontre des instructions de la cour car ils pensaient être les seuls à percevoir la nécessité d’agir ainsi dans un contexte international tendu : Lhassa risque de tomber sous l’influence étrangère, le Nyarong dépend de Lhassa, Derge est déstabilisé par un adversaire réfugié au Nyarong… Un problème purement local prend alors à leurs yeux une importance nationale, et appelle une solution rapide qui ne peut attendre l’aval de Pékin. L’année suivante les voit aller plus loin encore. En 1910, ils profitent de problèmes dynastiques dans les principautés Hor pour y intervenir, bien que la Chine ne l’ait jamais fait par le passé et n’entretenait pas de relations suivies avec elles. Deux de ces cinq principautés (Trehor, Khangsar, Beri, Driwo et Mazur) ont en effet vu leur lignée s’éteindre, ce qui suscite les appétits. Lorsque la princesse de Mazur entreprend de se rendre à Lhassa en emportant le sceau et le certificat impérial de feu son mari, Zhao est pris par surprise. Ne sachant comment réagir, il décide d’utiliser ce voyage comme prétexte pour arrêter la princesse. Dans le même temps, une autre princesse établie plus au nord lui propose sa reddition, tout comme les deux plus importants lamas de Khangsar. L’arrestation de la princesse de Mazur effraie les principautés voisines qui se soumettent alors. Paradoxalement, le royaume qui a servi de prétexte à cette politique de régularisation de la frontière, le Nyarong, en est totalement resté à l’écart. Pendant des années, la cour impériale craint qu’y intervenir déclencherait une réaction en chaine aux résultats trop négatifs pour en valoir le coup. Zhao Erfeng, son frère et leur relai Lu Chuanlin piaffent d’impatience, mais leur attente est de courte durée. Invisiblement, l’idée de reprendre le contrôle du Nyarong fait son chemin en haut lieu. On y estime que depuis les années 1860, le Tibet a largement eu le temps de se rembourser de son intervention par les prélèvements qu’il y a exercé. C’est le 12 mars 1912 que la cour ordonne la régularisation de toutes les principautés frontalières, ce qui permet enfin à Zhao d’augmenter la pression sur les représentants tibétains pour qu’ils quittent la région. Il n’est que temps car Zhao Erxun est muté en Mandchourie et lui-même est nommé gouverneur-général temporaire du Sichuan. Officiellement il est contraint de céder la place à un autre mais il s’arrange pour court-circuiter le nouveau venu en intercalant un de ses hommes, histoire d’être sûr que le travail soit fait. En mai 1911, ses menaces envers les autorités du Nyarong provoquent enfin leur départ longtemps attendu. La situation n’est pas idéale pour autant : le Sichuan est secoué par des grèves hostiles à la nationalisation du chemin de fer, et le successeur de Zhao Erfeng s’avère incapable de financer ses réformes dans le Kham, quand il arrive à les faire appliquer.

La plaine de Lithang vue depuis le monastère © Wen-Yang King

La plaine de Lithang vue depuis le monastère © Wen-Yang King

L’auteur voit trois points communs aux menées chinoises dans la région : on donne à une question de sécurité locale une importance nationale qu’elle n’a pas forcément ; on justifie l’intervention / répression par l’obligation morale d’éliminer des pouvoirs rebelles et nuisibles à leurs populations, bref on défend l’intérêt de l’État ; surtout, on agit au départ sans faire très attention au volet économique et aux financements. Sur le plan concret, le renforcement de la présence chinoise est assez relatif et varie selon les domaines mais doit beaucoup aux marchands chinois tibétanisés qui facilitent grandement ces entreprises. En ce qui concerne l’administration, la politique est d’éradiquer les monastères et princes qui se sont dressés contre la Chine. Il n’est pourtant pas question de détruire le clergé, mais seulement ne réduire progressivement son influence sur la société en le privant de ses privilèges fiscaux et de ses pouvoirs judiciaires. Ce sont les notables locaux qui tirent leurs épingles du jeu en étant promus relais du pouvoir provincial, sans avoir à en subir la tutelle trop lourde. Idem au niveau juridique : la Chine entend appliquer au Kham les mêmes lois qu’ailleurs, mais avec des modalités d’application différentes. Compte tenu de la géographie difficile, un système est organisé permettant de planifier les déplacements des différentes parties avec des amendes en cas de non présentation au tribunal. Les bénéficiaires des réformes sont ici les femmes de toutes conditions qui sont favorablement protégées des agressions (les peines pour adultère ou viol sont plus sévère qu’en Chine ou que dans l’ancien système mais moins qu’au Tibet central). Enfin, le banditisme, le meurtre et le vol sont sévèrement punis afin de mettre un terme à la violence endémique. Là encore, les résultats ne sont pas forcément au rendez-vous car les Khampas se méfient du système chinois. Étant donnée la très mauvaise passe dans laquelle se trouve le Sichuan au début du XXe siècle, Zhao Erfeng fut contraint de chercher l’auto-financement en se reposant sur des tentatives de réformes économiques : propriété foncière, corvée de transport, commerce du thé et de sel et collecte d’impôts. La réforme foncière consista essentiellement en un mouvement de récupération des terres qui fut facilité là où princes et monastères furent écrasés et qui allégea un peu la vie des tenanciers sans pour autant les rendre indépendants. La corvée fut standardisée, payée et très codifiée, permettant ainsi aux Khampas d’échapper aux abus de leurs maîtres, mais elle suscita une concurrence nouvelle entre eux. Le commerce du thé chinois, lui, perdait depuis des années des parts de marché au profit du thé indien bénéficiant de la mécanisation et de frais de transport moindre. L’empire poussa donc les compagnies chinoises à se regrouper et à se moderniser dans une société unique, mais elle ne tint pas le choc. Le commerce du sel n’avait pas les mêmes problèmes et n’intéressait les autorités qu’à cause des importants revenus qu’il leur apporterait. La guerre et des désastres naturels obligèrent Zhao Erfeng à confier les salines de Tsakalo confiée à un entrepreneur chinois. Mais les producteurs ne pouvant plus vendre à titre privé restèrent méfiants envers cette nouveauté qui fut interrompue par la révolution. Enfin, et parallèlement à ces réformes, Zhao Erfeng tenta d’introduire des nouveautés dans le Kham, là encore avec des résultats mitigés. Pour accompagner le mouvement de récupération des terres, de nombreuses enquêtes furent menées pour déterminer la quantité de terres disponibles en vue de créer des colonies agricoles censées remplacer à terme les convois de ravitaillement du Sichuan. Hélas pour Zhao, ces tentatives eurent peu de succès en raison de l’environnement hostile repoussant les paysans chinois. Ceux qui acceptèrent de venir étaient pour la plupart des pauvres et marginaux sans aucune connaissance agricole. La deuxième nouveauté fut la tentative de récupération des mines locales. Zhao Erfeng en fut pour ses frais : les Khampas verrouillèrent totalement l’accès aux mines, souvent de très petites tailles et gérées en famille. Là encore, une source de revenus lui échappa. Une tentative de développement industriel se concrétisa par la création d’une tannerie destinée à produire sur place l’équipement militaire qui faisait tant défaut, mais les jeunes Tibétains partis (de mauvaise grâce) au Sichuan pour être formés moururent à cause du climat ou durent être rapatriés pour cause de maladie, si bien que la production était estimée très médiocre. Enfin, la grande innovation de Zhao fut l’éducation : il s’agissait d’étendre l’influence chinoise en inculquant à grande échelle la langue et l’écriture chinoise. Le résultat espéré était de constituer une génération de Khampas sinophones grâce à qui les projets chinois pourraient enfin prendre leur plein essor. En 1911, année de la révolution, le budget éducatif couvrait les dépenses de plus de 200 écoles. Leur qualité était toutefois très irrégulière étant donné le manque d’enseignants disponible, qui obligea d’ailleurs Zhao à confier les écoles aux Chinois installés dans la région. Pour compléter ce projet, dès 1905 une école de tibétain pour les professionnels appelés à y servir a été créée à Chengdu, mais seule une minorité de ses étudiants se rendirent réellement dans le Kham.

Au final, l’œuvre chinoise dans le Kham, dont Zhao Erfeng fut le plus zélé promoteur, était pour l’auteur une entreprise coloniale tout à fait identique à celles que menaient les autres pays. Comme dans les autres provinces frontières, les fonctionnaires agitèrent le spectre de l’Étranger pour mieux faire prévaloir leurs projets. À la différence des interventions plus anciennes, celle-ci fut plus intense, plus déterminée et a laissé plus de traces en Chine et (mais dans une moindre mesure) au Tibet central : la nécessité de recourir massivement à la force pour contrôler la région, une volonté de contrôle direct reprise par la république, une volonté d’alignement culturel sur le reste du pays.

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