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L’aventure chinoise dans le Kham (1904-1911) et le rôle de Zhao Erfeng / Elliot Sperling 16/11/2009

Posted by Rincevent in History of Tibet / Alex McKay.
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Attention, ce chapitre c’est du gros, du gras, du lourd. Un genre de mélange raclette-kig ha farz-choucroute… Non en fait, si cet article était un repas, ce serait plutôt un de ces repas de de fêtes qui dure longtemps mais dont on se dit que oh ben pour une fois, après tout… Il est donc question ici de la politique de développement du Tibet oriental qu’a tenté de mettre en pratique Zhao Erfeng (ou Chao Erh-Feng ou Chao Erfeng) au tout début du XXe siècle.

Le Kham est le nom des régions tibétaines situées immédiatement à l’ouest de la province chinoise du Sichuan. Au XVIIIe siècle, Lhassa et Pékin se sont partagées la région en zones d’influence. Mais ce partage masquait le fait que les multiples principautés locales n’étaient au mieux que des vassales turbulentes, quand elles n’étaient pas totalement indépendantes de l’une comme de l’autre. Dans la zone chinoise, quelques bourgades abritaient des officiels chinois et de petites garnisons dont l’occupation essentielle était soit d’assurer la sécurité des rares marchands et voyageurs tentant d’aller au Tibet central, soit de maintenir un calme précaire entre les nobles de la région (que les Chinois nommaient tusi). Ceux-ci, intégrés au cadre administratif chinois, devaient rendre hommage à la cour à intervalles réguliers, mais cette allégeance était souvent formulée du bout des lèvres voire oubliée. Cette organisation ancienne va voler très vite en éclat. En décembre 1903, le gouverneur du Sichuan et quelques autres officiels écrivent à Pékin pour qu’on prenne enfin la région en considération et qu’on tente de développer ses ressources agricoles et minières. Il faut dire que le climat local est très rude, et que les habitants (qui le sont aussi) sont farouchement opposés à tout changement. La solution de développement, l’installation de colons chinois, susciterait une hostilité immédiate. Le contrôle chinois étant trop limité, on décide de procéder à un test dans la principauté de Bathang. Deux officiels sont donc envoyés par le bureau des mines du Sichuan pour y rencontrer les Chinois en poste. Ceux-ci affirment avoir l’accord de principe du tusi pour l’ouverture d’une ferme, mais se heurtent à l’opposition du monastère voisin pour qui la terre n’est propre qu’au pâturage. Ils annoncent de probables troubles fomentés par les tusi malins et peu fiables. C’est à ce moment que le vice-amban passe par là en se rendant à Chamdo. Impressionné par le potentiel agricole du lieu, il fait engager des chinois pour cultiver un petit champ. Pour éviter toute opposition monastique au processus, il propose de limiter le nombre de moine par monastère et d’interdire toute admission pour vingt ans. C’est une déclaration de guerre au clergé.

Carte schématique des principautés et aires nomades du Tibet oriental (Kham et Amdo) ©Andreas Gruschke

Carte schématique des principautés et aires nomades du Tibet oriental (Kham et Amdo) ©Andreas Gruschke

En août 1904, au même moment, l’expédition britannique de Francis Younghusband atteint Lhassa par la force et oblige le gouvernement tibétain à respecter les traités passés auparavant entre la Grande-Bretagne et la Chine à son sujet. Dans l’affaire, la Chine n’a eu aucun contrôle sur les événements et a été réduite au rang de spectateur. L’arrivée des Britanniques fait prendre conscience à Pékin que l’Himalaya n’est désormais plus une barrière inviolable et que ses provinces occidentales leurs sont accessibles via le Kham. La région devient donc stratégique et doit être mieux défendue. On se tourne alors vers le Nyarong, dont le tusi dépend de Lhassa, et qui abrite plusieurs officiels tibétains, et on exige son transfert à la Chine. La présence du vice-amban à Bathang irrite de plus en plus la population : ils n’ont pas affaire aux habituels fonctionnaires et soldats chinois, mais à de nouvelles troupes formées à l’occidentale. La présence simultanée de missionnaires français très hostiles au bouddhisme envenime les choses. Quand une rumeur accuse le vice-amban de vouloir expulser les officiels tibétains du Nyarong, le tusi de Bathang presse ce dernier de partir au plus vite, mais il préfère s’attarder sur le développement local. Une révolte générale éclate donc au printemps 1905, les Khampa étant excédés par le mépris dont témoigne le vice-amban envers le bouddhisme. Le champ expérimental est détruit et les Chinois y travaillant massacrés (ainsi que la mission catholique). Le vice-amban meurt en fuyant avec ce qui reste de sa troupe. Pour la Chine, cette révolte n’est qu’une preuve de plus que les Khampa sont des barbares arriérés et on soupçonne le Dalaï-lama d’avoir attisé le feu. Le vice-roi du Sichuan ne peut rester sans réagir. Il confie la répression à deux hommes : Ma Weichi, commandant en chef de la province ; et Zhao Erfeng, intendant d’une petite circonscription.

Une photo de Zhao Erfeng est visible sur le blog (en japonais) de Shinoper. J’ignore si elle est authentique.

Zhao Erfeng (rappel : en Asie, le nom vient en premier, donc son prénom c’est Erfeng) est un chinois han (de souche) qui travaille depuis longtemps pour le vice-roi du Sichuan qu’il a suivi. Il s’est distingué en menant personnellement ses troupes afin de réprimer des combats opposant des factions de sociétés secrètes. Lorsque la révolte éclate, Zhao doit épauler Ma. Alors que ce dernier prépare un assaut sur Bathang, Zhao reste à Tatsienlu pour assurer la sécurité des vivres et des munitions. Les officiels de Bathang tentent de les ralentir de peur que la région explose en voyant plus de troupes chinoises. Ma écrase vite la révolte, exécute le tusi et son vassal et déporte leurs familles. Zhao assure les lignes de ravitaillement en s’arrêtant à Lithang. Extrêmement sévère, il ne tolère pas le moindre pépin : si on ne peut pas lui fournir la corvée de transport, il fait exécuter le coupable. il rejoint vite Ma et se débarrasse de plusieurs notables suspects. Ma repart en laissant à Zhao le soin de liquider les dernières poches de résistance. La situation est cependant critique car la population est majoritairement hostile. Zhao lance donc des attaques sur les territoires voisins : fin 1905, il doit envoyer des troupes au Xiangcheng qui avait profité de la chute de Lithang pour s’émanciper. La région est dangereuse : les Chinois n’y sont pas allés depuis 1894 quand une expédition envoyée punir le meurtre d’un officier militaire et de son fils avait été écrasée. Zhao y arrive avec une force importante et affronte essentiellement des moines qui doivent se retrancher à l’intérieur du monastère de Sampheling. Il l’assiège pendant des mois, coupant l’approvisionnement en eau, quand une occasion en or de présente : les moines envoient un messager demander des renforts à un autre monastère. Au lieu de renfort tant attendus, ce sont les Chinois qui s’infiltrent dans le monastère et en ouvrent les portes. En juin 1906, il n’en reste aucun survivant. Cette prise offre une pause à Zhao qui peut alors se concentrer sur le développement des régions conquises. Il est désormais craint : les Khampas rechignent à aider leurs frères vaincus. Revenu à Chengdu, il est promu commissaire aux frontières pour le Sichuan et le Yunnan. S’entretenant avec les vice-rois de ces provinces, il détaille les mesures à prendre :

– remplacer les tusi par des officiers chinois
– entraîner plus de soldats afin de défendre les territoires acquis
– amener des colons pour qu’ils cultivent la terre
– développer des mines et exploiter les ressources naturelles
– développer le commerce à une échelle permettant d’assurer le transport et la sécurité
– promouvoir l’éducation afin de se débarrasser des coutumes barbares.
Il évalue le coût de départ de l’opération à deux millions de liang d’argent (entre 1 et un tiers d’once d’argent) plus trois millions par an. Les changements ont déjà commencé. Zhao a installé des officiers chinois et promulgué des règlements visant à siniser le Kham : interdiction de la polygamie, coutume chinoise pour les mariages et funérailles, adoption de vêtement et de noms chinois…

Les pincipaux lieux du Kham © Kham Aid foundation

Les pincipaux lieux du Kham © Kham Aid foundation

Zhao veut casser l’influence du clergé, il limite donc le nombre de moines à 300 par monastère et n’autorise les nouvelles construction que s’il s’agit d’un temple chinois. Il cherche a attirer des colons en faisant la promotion de la région : celui qui s’y installera deviendra propriétaire, paiera peu de taxes et pourra épouser une tibétaine réputée travailleuse. Il y a pourtant peu de candidats tant la région est hostile en comparaison avec le Sichuan voisin. Malgré ses appels, il ne reçoit que trois bataillons alors qu’il en en avait cinq jusque là et sur les deux millions réclamés, il n’en reçoit qu’un prélevé sur les finances fragiles des autres provinces. Pour lui, les Khampas sont des gens simples et naïfs que l’éducation suffira à civiliser. Zhao se perçoit comme un colonisateur dont l’action est identique à celle des Européens dans le monde. De 1906 à 1908 il séjourne au Sichuan où il exerce de fait la charge de vice-roi du Sichuan tout en gardant le contact avec le Kham. Les transformations majeures s’opèrent pendant cette période : le Kham est redécoupé en circonscriptions administratives chinoises, on y construit des écoles, on implique des étrangers dans certains projets (des Américains prospectent le potentiel minier, les Japonais étudient les forêts et l’agriculture, des Français construisent un pont…). Pourtant, l’absence de colons compromet la politique souhaitée. À défaut de soutien populaire, Zhao ne peut compter que sur la force.

En février 1908, il est nommé amban car Pékin veut étendre son contrôle sur le Tibet central. Zhao espère atteindre Lhassa, mais sa réputation effraie les autorités tibétaines qui réclament qu’on nomme quelqu’un d’autre. Après avoir ordonné une enquête sur ses agissements, la cour réinstalle le précédent amban. Pendant ce temps, le frère aîné de Zhao, Zhao Erxun, est nommé vice-roi du Sichuan afin d’améliorer la collaboration entre la région et le Tibet. Zhao peut donc reprendre son action dans le Kham : il repart vers l’ouest en septembre 1908. Arrivé à Tatsienlu, il doit s’impliquer dans une querelle dynastique locale. Deux demi-frères se disputent le trône de Derge, l’un des plus puissant royaumes de la région, et l’un des deux lui réclame de l’aide. Zhao renverse donc le tusi en titre qui doit fuir au Tibet central. Le nouveau tusi est contraint de réclamer la protection de la Chine et est rapidement évincé. En 1909, Zhao fait construire une route contourner les régions encore hostiles. C’est à ce moment qu’il perd le poste d’amban qu’il n’a de toute façon jamais occupé. La Chine pense qu’il faut exercer un contrôle plus étroit sur le Tibet, le Dalaï-lama étant suspecté d’avoir fomenté des troubles à Bathang suite à l’affaire de Derge. Pour Pékin, seule une présence militaire forte écartera toute menace britannique : un corps de deux mille hommes part donc vers Lhassa au cours de l’été 1909. Les Tibétains y sont bien sûrs fortement opposés et tentent de freiner cette colonne. Zhao est appelé à l’aide et parvient à débloquer la route et à prendre Chamdo, capitale du Kham tibétain. Il envoie une part de ses troupes à l’ouest. Certains Khampas comprennent que Zhao est déterminé à aller jusqu’au bout et préfèrent donc lui faire allégeance. Le Kham voit affluer les officiers chinois nommés pour administrer les nouvelles régions. Zhao pousse toujours plus loin : Markham, le Dzayül. En 1910 il entre à Gyamda, en plein Tibet central, à six jours de Lhassa que les premières troupes chinoises atteignent. Face à cette invasion, le Dalaï-lama fuit en Inde. Zhao propose de repousser la frontière à Gyamda, mais il se heurte au refus de la cour qui craint d’aggraver les relations avec les Tibétains, ainsi qu’à celle de l’amban de Lhassa qui s’oppose à toute réduction de son domaine !

En juin 1910, Zhao revient à Chamdo et soumet les régions voisines quand ses troupes se mutinent au Xiangcheng avec le soutien de la population. Après avoir réprimé cette mutinerie, Zhao contrôle la quasi-totalité du Kham, mais continue à agir contre les zones qui lui résistent. En avril 1911, il apprend qu’il est nommé vice-roi du Sichuan et qu’il sera remplacé par le gouverneur de cette province. Il tente en vain de faire annuler cette nomination et reste deux mois avec son successeur pour l’aider à organiser les territoires récemment conquis. Ses anciennes troupes soumettent encore quelques régions comme le Poyül qui avait feint la soumission. Le dernier bastion du Kham est alors le Nyarong où séjournent toujours des officiels tibétains, mais le pays est affaibli et encerclé. Zhao le prend en se rendant prendre son poste au Sichuan. C’est un succès militaire, mais la politique de Zhao n’ayant pu être mise en œuvre, une profonde hostilité mutuelle persistera longtemps. Ses successeurs proposent de réunir ces terres en une nouvelle province nommée Sikang, mais la révolution chinoise interrompt brutalement ce projet. le désordre règne vite dans le Kham, les administrateurs fuyant sans être remplacés. Les Tibétains ont beau jeu de revenir en force et d’expulser les Chinois au-delà de la Drichu qui devient frontière de facto.

Zhao n’a pas survécu à ses projets : il a dû résoudre le problème de la nationalisation du chemin de fer Sichuan-Hankou et a fait beaucoup de victimes. Quand ses troupes se rebellent à Chengdu, il est à la merci de celui qui contrôlera la ville. Le gouverneur militaire autoproclamé du Sichuan attaque la résidence du vice-roi, le capture et le fait exécuter en 1911. Zhao laisse un souvenir ambigu aux Chinois qui veulent souvent ignorer sa brutalité et préfèrent ne mentionner que l’extension de l’administration chinoise. Et quand ils parlent de lui, c’est pour le critiquer en tant que partisan de la politique impériale mandchoue. De leur coté, les Tibétains ne le voient que comme un aventurier destructeur du bouddhisme. Mais Eric Teichmann, diplomate britannique l’ayant connu, tempère ce jugement : si Zhao était très dur et particulièrement envers les Tibétains ne se soumettant pas, il avait toutefois la réputation d’être un homme juste punissant indifféremment Tibétains et Chinois. Sa brève avancée au Tibet central créera un précédent qui fera capoter les négociations tibéto-chinoises sur le statut du Tibet, sur la seule question des frontières, ce qui ouvrira la porte à l’invasion de 1951.

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