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La genèse de l’accord sino-tibétain de 1951 / Tsering Shakya 11/08/2010

Posted by Rincevent in History of Tibet / Alex McKay.
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Voilà un article assez long mais très intéressant, et même très important puisqu’il touche un sujet hautement sensible dans l’histoire des relations sino-tibétaines. L’accord signé en 1951 par le gouvernement chinois et une délégation du gouvernement tibétain soulève encore les passions, comme ne manque pas de le signaler l’auteur. Pourtant, peu d’historiens se sont penchés sur les circonstances qui l’ont vu naître.

De fait, cet accord (officiellement appelé Accord entre le gouvernement central populaire et le gouvernement local du Tibet sur les mesures de libération pacifique du Tibet) est très chargé émotionnellement puisqu’il constitue la base juridique de l’occupation par la Chine. Pourtant, ce texte est resté dans l’ombre jusqu’à ce que la Chine en célèbre les quarante ans en 1991. Il faut dire que la fuite du Dalaï-lama en 1959 l’avait rendu caduc : l’administration en exil affirme dès juin 1959 que l’accord a été obtenu par la force, que ses délégués ont été menacés et que la Chine a contrefait des sceaux officiels pour le signer.

Ngaphö Ngawang Jigme (1910-2009) © Woeser

Ngaphö Ngawang Jigme (1910-2009) © Woeser

Dès la prise du pouvoir en Chine par les communistes en 1949, ceux-ci affirment que le Tibet fait partie de la Chine. Mais ils constatent bien vite que le Tibet est indépendant de facto depuis 1913 et qu’il a récemment expulsé le représentant de la Chine nationaliste. La RPC réclame donc l’ouverture de négociations, et en décembre 1949 le Tibet y répond en envoyant une délégation menée par Zhagabpa (ཞྭ་སྒབ་པ, zhwa sgab pa) – souvent écrit Shakabpa. Il a pour mission de rencontrer les Chinois à Singapour ou Hong Kong mais il ne doit en aucun cas aller à Pékin. Hélas, les Tibétains apprennent en Inde que les Britanniques refusent catégoriquement que de telles négociations se déroulent sur leurs territoires, et les Chinois ne veulent pas quitter le leur. Une longue série de discussion (un an) s’amorce pourtant en Inde entre Zhagabpa et l’ambassadeur chinois. Pendant ce temps, la Chine envoie à Lhassa deux émissaires : Thubten Norbu alias Taktser Rinpoche (frère ainé du Dalaï-lama) et Geda Rinpoche qui rencontre à Chamdo Ngaphö Ngawang Jigme, alors gouverneur du Kham. Ce dernier refuse de le laisser aller à Lhassa, et Geda Rinpoche meurt sur place, ce qui fait croire aux Chinois qu’il a été assassiné et que les impérialistes y sont pour quelque chose. Le 16 septembre 1950, le nouvel ambassadeur chinois arrive en Inde et rencontre Zhagabpa qui exprime les positions de son gouvernement : la relation historique entre les deux pays était celle de chö-yön (patron-chapelain) et il n’y a aucune influence impérialiste au Tibet. L’ambassadeur déclare que la Chine n’acceptera jamais l’indépendance du Tibet et propose trois points :
– le Tibet doit être considéré comme faisant partie de la Chine
– la Chine est responsable de la défense du Tibet
– la Chine gère toutes les relations extérieures du Tibet.
Zhagabpa transmet cette position au gouvernement le 19 septembre et recommande d’accepter : le premier est acceptable tant qu’il est purement théorique, le second aussi puisque ni l’Inde ni le Népal ne constituent une menace et qu’une aide chinoise serait la bienvenue si besoin est. Le troisième est refusé en ce qui concerne les voisins immédiat. Le gouvernement refuse d’autoriser Zhagabpa à se rendre à Pékin car les États-Unis semblent prêt à aider le Tibet. Comme la Chine ne reçoit aucune nouvelle, elle croit que le tibet fait traîner délibérément les négociations et lance par conséquent ses opérations

Le 6 octobre 1950, la RPC lance une invasion massive du Tibet et prend rapidement la ville de Chamdo. La responsabilité de l’attaque est attribuée au refus tibétain d’envoyer une délégation à Pékin et aux obstacles posés par la Grande-Bretagne (les Tibétains partagent ce point de vue). L’invasion est aussi motivée par la peur qu’un soutien étranger galvanise le Tibet et le pousse à résister en attendant une aide militaire (la Chine n’est pas encore impliquée en Corée et craint de fournir un prétexte à une invasion américaine). Le lendemain, les forces américaines franchissent le 50e parallèle qui marque la frontière entre les deux Corées. Le même jour, 40 000 Chinois attaquent les garnisons tibétaines du Kham. Le Tibet est pris par surprise : Ngaphö Ngawang Jigme se rend le 19. À Lhassa c’est la panique, le gouvernement ne sait plus quoi faire : certains veulent une guerre totale, d’autres veulent négocier. Ngaphö transmet un rapport où il souligne la correction des soldats chinois et la puissance de l’APL. Pour lui, mieux vaut négocier. Le 7 décembre, il envoie deux messagers porter une proposition chinoise en huit points :
– la politique chinoise repose sur l’unité de la mère patrie et l’égalité des nationalités
– le Tibet sera toujours dirigé par le Dalaï-lama
– le bouddhisme sera protégé par l’État
– la Chine aidera le Tibet à réformer son armée pour organiser une défense commune
– la Chine fournira une aide technique pour l’agriculture, le commerce et l’industrie
– il n’y aura de réforme administrative que si le Tibet et la Chine se consultent mutuellement
– les Tibétains ayant collaboré avec des impérialistes ou avec les nationalistes chinois ne seront pas poursuivis
– la Chine ne soutiendra les factions opposées au gouvernement (Reting, Panchen-lama).
Le 12 décembre, le Tsongdu (assemblée « nationale » de l’élite gouvernementale et religieuse) discute cette proposition et accepte de négocier. Au même moment le gouvernement décide d’évacuer le Dalaï-lama à Dromo (il part le 16), près de la frontière indienne, et Ngaphö l’informe secrètement qu’il ne peut plus agir librement et qu’il ne faut plus tenir compte de lui. Deux hommes sont nommés vice-premiers ministres et deux autres rejoignent Ngaphö à Chamdo. Celui-ci est désormais autorisé à négocier mais il doit insister sur l’indépendance du Tibet et refuser l’occupation, ce qui lui semble irréaliste. Le gouvernement transmet une déclaration en cinq points:
– il n’y a jamais eu d’influence étrangère au Tibet, les seuls contacts avec la Grande-Bretagne datant du XIIIe Dalaï-lama
– si ça devait être le cas, le Tibet appellerait la Chine à l’aide
– l’APL doit se retirer
– tous les territoires annexés par les divers régimes chinois doivent être restitués
– la Chine ne doit pas se lier aux factions hostiles au gouvernement
La réponse est cinglante:
– il est certain que les impérialistes se sont mêlés de affaires internes de la Chine et ont gêné les négociations
– l’APL doit défendre les frontières de la Chine
– le système tibétain ne sera modifié que si le Dalaï-lama fuit en exil
– le Tibet jouira d’une autonomie régionale
– la Chine ne se mêlera pas des affaires internes du Tibet.

Li Weihan (1896-1984) © Phoer.net Zhang Guohua (1914-1972) - Wikicommons Zhang Jingwu (1906-1971) - Wikicommons

La délégation chinoise :
Li Weihan (1896-1984) © Phoer.net
Zhang Guohua (1914-1972) - Wikicommons
Zhang Jingwu (1906-1971) - Wikicommons

En janvier 1951, le gouvernement envoie deux hommes rencontrer l’ambassadeur chinois en Inde pour discuter les modalités d’une rencontre qui se déroulera à Pékin si l’APL n’avance pas. De son coté, Ngaphö a promis au commandant chinois que les négociations se dérouleraient à Lhassa et obtient l’autorisation des vices-premiers ministres avant de recevoir l’ordre du Dalaï-lama de se rendre à Pékin. Pékin est accepté car le gouvernement craint que les Chinois profitent de son absence pour s’installer à Lhassa. Deux délégués et deux interprètes sont donc envoyés à Pékin par l’Inde. La délégation sera dirigée par Ngaphö Ngawang Jigme et se composera de Lhawutara Thubten Tendar, Kheme Sönam Wangdu, Sampho Tenzin Dhöndup, avec les interprètes Taklu Phuntsog Tashi (chinois) et Sändu Lobsang Rinchen (anglais). Ils ne doivent en aucun cas accepter la souveraineté chinoise et doivent consulter le gouvernement sur tous les sujets importants. En Inde, deux membres rencontre Nehru qui leur fait comprendre que l’Inde ne bougera pas mais qu’il ne doivent pas accepter une occupation qui aurait des répercussions dans son pays. La délégation arrive à Pékin du 22 au 26 avril. Elle a pour ordre de défendre l’indépendance et de n’accepter la souveraineté chinoise que si :
– le Tibet jouit d’une indépendance interne totale
– aucune troupe chinoise ne stationne au Tibet
– l’armée tibétaine est responsable de la défense
– le représentant chinois à Lhassa, son équipe et son escorte ne doivent pas dépasser cent hommes
– le représentant chinois doit être bouddhiste.
La délégation sait que c’est inacceptable pour la Chine et le fait savoir au gouvernement, qui maintient sa position mais propose que l’armée tibétaine puisse être intégrée à l’APL et se charger de la défense des frontières. Pour Ngaphö, à partir du moment où le gouvernement est prêt à accepter la souveraineté chinoise, le reste est secondaire et ne nécessite pas de le consulter pour ne pas faire traîner les négociations. Le 29 avril, les délégations se rencontrent au quartier général de l’APL à Pékin. Les Chinois sont menés par Li Weihan, directeur du Département du Front Uni du Travail. Cet organisme est destiné à contrôler les groupes non-communistes ou représentant les minorités. Son implication montre que les Chinois considèrent les négociations comme un problème interne.

La délégation tibétaine signe © Glimpses of Tibet .ch

La délégation tibétaine signe © Glimpses of Tibet .ch

Très vite, les Tibétains se rendent vite compte que les Chinois ne discuteront pas du statut du Tibet et qu’ils définissent l’ordre du jour pour n’aborder que les sujets qui les préoccupent. Les différents articles de l’accord sont discutés et subissent des reformulations mineures. Le 10 mai, les Chinois proposent d’instaurer une commission administrative et militaire au Tibet destinée à appliquer l’accord et à décider pour tous les sujets importants. Lhawutara s’offusque que cette commission violerait l’assurance que le système politique tibétain ne subirait aucune modification. Li Weihan lui réplique qu’il peut partir s’il le souhaite et qu’il suffit d’un télégramme pour que l’APL recommence à progresser vers le Tibet. Après une pause de quelques jours, les négociations reprennent et il apparait vite que la commission est le cheval de bataille des Chinois qui veulent en faire une administration parallèle au gouvernement tibétain. La délégation décide de ne plus s’opposer aux Chinois mais demande qu’au cas où le Dalaï-lama refuserait cet accord, il pourrait s’exiler et conserver son pouvoir et son statut pendant quatre ou cinq ans, le temps de jauger l’évolution du Tibet avant de revenir. La Chine ne s’y oppose pas, mais ça sera l’objet d’une clause séparée. De même, deux membres du gouvernement tibétain feront partie de la commission, la monnaie tibétaine sera progressivement retirée et le Tibet conservera une petite police. Le 17 mai la Chine déclare que maintenant que les questions des relations entre le gouvernement central et le gouvernement local sont réglées, il faut s’occuper du problème du Panchen-lama. La délégation tibétaine refuse d’aborder le sujet, mais les Chinois ne valideront pas l’accord précédent si cette question n’est pas réglée, manière habile de faire comprendre qu’ils ont encore d’autres cartes à jouer au cas où les négociations échoueraient. Le Dalaï-lama est toutefois disposé à reconnaitre le jeune Xe Panchen-lama et Ngaphö n’accepte qu’une phrase déclarant que les relations entre les deux incarnations sont les mêmes que celles qui existaient entre leurs prédécesseurs. Le 23 mai la copie finale est signée. Comme les membres de la délégation n’ont pas leurs sceaux (sauf Ngaphö qui refuse d’utiliser le sien en signe de réprobation de l’accord), ils acceptent qu’on leur en fasse de nouveaux. Les exilés prétendront par la suite que ces sceaux étaient des faux utilisés par les Chinois. La délégation n’a pas insisté pour que la Chine attende la ratification du gouvernement tibétain, lui permettant ainsi de le présenter publiquement à la communauté internationale qui le prend comme un fait accompli. Au Tibet c’est la consternation : la délégation doit rester à Pékin jusqu’à nouvel ordre mais Ngaphö dit que s’ils ne sont pas contents ils n’ont qu’à envoyer une autre délégation, et la délégation repart. Le gouvernement est ulcéré par cet accord et estime que Ngaphö a outrepassé ses droits. Toutefois, il souhaite entendre les membres de la délégation avant de rejeter éventuellement l’accord. À Dromo, le clergé pousse le Dalaï-lama à revenir à Lhassa et à accepter l’accord qui semble le moins pire. En septembre, le Tsongdu (assemblée « nationale ») est réuni pour discuter de l’accord et Ngaphö demande à venir s’expliquer. Il déclare qu’il n’ont pas touché de pot-de-vins, explique les instructions qu’il avait reçues, dit que l’accord ne menace ni le bouddhisme ni le Dalaï-lama et accepte d’être puni s’il le faut. Le Tsongdu, où le clergé a un poids considérable, accepte donc l’accord. le 20 octobre, une lettre du gouvernement acceptant l’accord est rédigée. Déjà le représentant chinois refuse l’utilisation des termes Chine et Tibet puisque le Tibet fait partie de la Chine. On parle donc de gouvernement central et local.

Les sceaux et signatures - Wikicommons

Les sceaux et signatures - Wikicommons

Pour l’élite tibétaine, préserver le Tibet c’est avant tout préserver ses privilèges. L’indépendance tibétaine se comprenait comme l’indépendance culturelle et sociale et non comme une indépendance légale.

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